Présentation du groupe de travail Souveraineté et mouvements sociaux

, par  VENTURA Christophe

Ce texte a pour fonction de proposer un cadre de réflexion ouvert sur la question de la souveraineté politique dans la perspective d’impulser les travaux du groupe de travail « Souveraineté et mouvements sociaux ». Il tente d’aborder ce chantier à partir de la question de savoir en quoi la souveraineté constitue un enjeu de stratégie pour les mouvements sociaux.

De toute part, la souveraineté des peuples est piétinée par les marchés financiers et les représentants de leurs intérêts au sein des institutions internationales, d’intégration régionale et des Etats. Pour imposer leurs intérêts et leurs volontés aux peuples et contourner les choix que ces derniers expriment par la délibération collective - ou même les réduire à néant si nécessaire - , les fondés de pouvoirs du capitalisme financier évoluent et agissent dans des espaces et des maillages institutionnels, juridiques et territoriaux multidimensionnels et interconnectés qui s’organisent et se réorganisent en permanence en fonction de principes qui empruntent plus au système critique auto-organisé du vol d’étourneaux qu’à celui de la centralisation. Le système de l’Union européenne (UE) qui combine relations inter-étatiques et institutions politiques et technocratiques (Commission européenne, Parlement européen), juridiques (Cour de justice de l’UE) et financières (Banque centrale européenne) supranationales constitue, en la matière, un archétype de ce qui peut être décrit, à l’échelle d’une région-monde, comme un pouvoir globalisé agissant contre les peuples et les mouvements sociaux qui en expriment les résistances et les tentatives de résolution alternative des problèmes concrets qu’ils affrontent.

Ce rapport de forces entre les pouvoirs globalisés et les peuples doit s’analyser tandis que la vie démocratique de ces derniers, ainsi que l’insertion des individus dans la production et le travail restent, elles, territorialisées, hormis, dans un mouvement asymétrique, pour les hyper-cadres d’entreprises et les migrants. Les premiers « butinent » de pôles de richesse en pôles de richesse au gré des opportunités et les seconds suivent, aux dépens de leur vie, les courants dynamiques des chaînes de valeur capitalistes pour tenter d’échapper à leur condition de pauvres et de victimes de première ligne des conflits planétaires liés au développement de la pauvreté et des inégalités, des guerres ou du changement climatique.

Cette relation pouvoirs globalisés/peuples doit également se jauger en prenant en compte le fait que les Etats se sont significativement auto-dessaisis de nombreux pouvoirs qu’ils détenaient en matière de souveraineté économique et financière. En procédant, depuis les années 1970, à la libéralisation intégrale des activités du capital et à l’extension permanente des domaines de la vie sociale « marchandisés » (transports, alimentation, santé, éducation, environnement, etc.), les Etats ont enclenché une double dynamique de perte de contrôle progressive de leurs instruments de pilotage économiques (monnaie, contrôle des capitaux, fiscalité, etc.) et de régulation collective des sociétés (travail, cohésion sociale, industrialisation, éducation, etc.). Ce faisant, ils ont miné leur propre légitimité politique et morale, ainsi que leur puissance, en abandonnant aux marchés une partie croissante des services qu’ils assuraient aux populations et en renonçant aux leviers qui leur permettaient de garantir et de développer leurs ressources.

Cette situation a réduit - de facto - le périmètre d’intervention de la souveraineté populaire dans l’économie. De nombreuses questions (monétaires, financières, etc.) qui affectent directement la vie quotidienne des peuples ne sont en effet plus décidées souverainement par eux, ni par les Etats qui dominent leurs sociétés et leurs territoires. Ce faisant, cette situation a, dans la foulée, également dégradé le pouvoir d’action des forces politiques au sein même de l’Etat, d’autant plus lorsqu’ il s’agit de forces de gauche qui cherchent à limiter le pouvoir de l’argent sur la société. En outre, cette situation aboutit à un affaiblissement de la capacité de l’Etat et des institutions à fournir une protection aux individus, ce qui aggrave leur crise de légitimité. Ceci est parfaitement identifié par les peuples et permet de comprendre pourquoi l’abstention structurelle aux élections ne cesse d’augmenter. La baisse de la participation politique correspond en réalité au développement d’un comportement collectif rationnel dans la société. Les populations prennent acte de l’impuissance de la politique à assurer le relais de leurs demandes dans l’Etat et les institutions et mesurent l’affaiblissement des structures étatiques face au pouvoir financier. Ce constat se double d’une perception très claire du rôle des partis politiques, en particulier de ceux qui sont positionnés au centre des systèmes de pouvoir politique et dont les intérêts ont fusionné avec ceux des oligarchies et de l’argent, annulant de ce fait toute autonomie de la politique face à l’économie et la finance.

Dans ce contexte, la récente et tragique transformation de la Grèce en protectorat des intérêts financiers constitue une nouvelle étape de ce processus désormais largement enclenché partout. Le capitalisme financier et « l’élitocratie » politique, intellectuelle et médiatique pro-système qui en administre les intérêts disposent d’un modèle politique : l’autoritarisme de marché. La démocratie n’est plus entendue que comme un modèle toléré jusqu’à ce qu’il ne remette pas en cause les cadres et les règles qui garantissent la primauté des intérêts financiers et l’enrichissement des hyper-riches. C’est à cela que doivent se soumettre les gouvernements et la délibération démocratique. Dans cette perspective, l’autoritarisme de marché est un modèle qui promeut la répression - culturelle et violente - des mouvements sociaux et de contestation de l’ordre établi.

Face à cette configuration des pouvoirs dans le monde élaborée au profit des puissants, quelles doivent être l’action et la contribution des mouvements sociaux qui luttent pour la construction d’un monde plus juste, plus égal, plus démocratique et plus pacifique ?

Doivent-ils oeuvrer à la réinstallation du « démos » au cœur des processus de décision, notamment dans l’Etat, afin d’offrir une méthode et des leviers collectifs de résolution pacifique de la crise du système-monde ? Doivent-ils s’engager pour une relocalisation des pouvoirs abandonnés à la finance dans la sphère de la souveraineté politique ? Cette dernière peut-elle devenir une technique d’humanisation de la société, de l’économie et du monde au service d’un projet visant à construire un monde meilleur fondé sur le principe selon lequel la justice sociale et l’inclusion des secteurs subalternes dans les affaires de l’Etat - dont la fonction doit être d’œuvrer à la redistribution de la richesse - sont les moteurs de la prospérité ?

Mais l’Etat – seul sujet en droit de la souveraineté -, est-il un champ de forces et un instrument de lutte pertinents pour les mouvements sociaux ou constitue-il au contraire un instrument de domination, un pouvoir empêchant l’exercice de la démocratie réelle ?

La souveraineté est-elle un concept pertinent ou une abstraction, une fiction ? Souveraineté politique, souveraineté populaire, souveraineté nationale ? De quoi parle-t-on ? Comment inscrire les combats pour la souveraineté alimentaire ou énergétique au-delà de la souveraineté territoriale ? Y a t il une corrélation effective entre souveraineté et démocratie dans un monde façonné par son économie mondialisée, l’interdépendance accrue des Etats et des sociétés, la diffusion mondiale d’une culture consumériste dominante et l’altération des formes traditionnelles de la souveraineté étatique (en matière économique et commerciale, mais également militaire, de sécurité collective, d’information du fait de l’emprise technologique, de l’espionnage de masse, etc.) ?

Le rôle des mouvements sociaux n’est-il pas, dans ces conditions, de contribuer, face à l’emprise du capitalisme financier, à la construction d’une société-monde, à l’émergence de nouvelles communautés politiques et au renouvellement des formes juridiques et politiques qui encadrent nos sociétés, au-delà de la « souveraineté » ? Est-il envisageable de transformer le champ global et, au-delà, le monde, en territoire politique ? Si oui, comment s’y organiseraient la participation et la responsabilité démocratiques ? 

Au contraire, se pourrait-il que pour la première fois de son histoire, l’humanité ne soit pas en mesure de bâtir un espace politique démocratique généraliste correspondant à celui qu’elle a accouché dans l’économie ?

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