Les surprises de la guerre mondialisée

, par  Bertrand Badie

L’évolution de la guerre russo-ukrainienne oppose bien des surprises aux tenants d’une approche classique des conflits. Contrairement à ce qu’on a pu penser un moment, les leviers les plus traditionnels semblent une nouvelle fois ne plus répondre : la puissance militaire est défiée, l’ancien « géant » est en échec, les alignements deviennent complexes, voire imprévisibles, les ennemis d’hier se comportent en amis, certains alliés se font adversaires, tandis que la « bataille décisive » de jadis cède le pas devant un jeu systémique des plus alambiqués où des considérations énergétiques, alimentaires, voire climatiques s’invitent comme des paramètres déterminants de l’avenir. Le système l’emporte désormais sur le stratège ou, du moins, en diminue significativement la marge. En bref, au lieu de se précipiter, comme d’aucuns l’ont fait, vers l’idée d’un simple « retour » des temps anciens, mieux vaudrait éclairer cette situation nouvelle en dégageant les caractéristiques qui la rendent inédite.

1. Guerre de conquête ou guerre sociale ?

Incontestablement, Vladimir Poutine s’est lancé, le 24 février 2022, dans une guerre de conquête dont l’apparence classique n’a pu échapper à personne. Les ressorts de cette ambition conquérante sont bien connus des historiens : revanche, réaffichage d’une puissance qui semblait de moins en moins crédible, irrédentisme à l’égard d’un territoire perçu comme injustement séparé, tentation impériale millénaire. Le schéma de départ est incontestablement une quasi-routine de l’Histoire. Pour cette raison, la guerre déclenchée par le maître du Kremlin mérite, sans aucun doute, d’être qualifiée de « guerre réactionnaire » au sens le plus classique du terme. Mais il est remarquable qu’elle ait rapidement échoué : les troupes russes n’ont pas pu faire ce qu’avaient accompli en un rien de temps les troupes du Pacte de Varsovie quand elles sont entrées à Prague en août 1968. Tout le monde craignait une chute rapide de Kiev, y compris le gouvernement américain qui avait organisé l’exfiltration du Président ukrainien, à l’instar de ces milliers de citadins qui avaient quitté la capitale ukrainienne les premiers jours de l’offensive… La première rupture est bien là, clairement affichée derrière ce premier échec : la résilience sociale devient un paramètre majeur de la nouvelle conflictualité, ce qu’un dictateur a du mal à intégrer dans ses calculs. Les sociétés sont peu à peu entrées dans le jeu guerrier, jusqu’à atteindre aujourd’hui une importance déterminante qu’elles n’avaient pas aux temps classiques des chevauchées et des conquérants. Ce qui était hier une conquête de territoire, enjeu banal des guerres westphaliennes, a dû progressivement se transformer en une « conquête de société » dont les résultats s’avèrent infiniment moins favorables jusqu’à paralyser les effets de puissance. On l’a perçu déjà lors du second conflit mondial et le phénomène a explosé avec les guerres de décolonisation qui ont toutes défié la puissance militaire avec une incontestable réussite. D’enjeu essentiel hier, le territoire est devenu d’abord et avant tout le support d’une population qui fait elle-même la décision. D’où l’importance des combats urbains et d’où, surtout, l’extrême difficulté pour des armées modernes d’assumer l’essentiel du résultat escompté, c’est-à-dire gérer avec succès l’occupation des territoires conquis… Voilà pourquoi la guerre russo-ukrainienne n’a été une guerre de conquête que dans les intentions stratégiques, pour devenir très vite une guerre sociale dont le principal projet est de distiller la peur pour précisément neutraliser cette nouvelle incarnation de l’ennemi. Dès la tragédie de Boutcha (mars 2022), une nouvelle grille de lecture apparaît ainsi qui supplante la guerre de mouvement d’autrefois : la conquête des esprits l’emporte sur celle du sol. Le phénomène s’élargit même au-delà de la population ukrainienne : il faut faire peur à tout le monde afin de gagner ou du moins de ne pas perdre ; on intimide ainsi les sociétés européennes tenues pour cobelligérantes en brandissant la menace nucléaire, militaire ou civile (par l’entremise alors de la centrale de Zaporidja qui est située sur la ligne de front). « L’obsession territoriale » se transforme ainsi en un cauchemar social qui, depuis l’époque de la décolonisation, n’est réductible à aucun manuel de stratégie, malgré les efforts accomplis pour les actualiser, en créant notamment les fameuses théories de la « contre-insurrection » qui, jusqu’à présent, n’ont permis de gagner aucune guerre de ce type…

2. La guerre mondialisée

Mais la mutation ne s’arrête pas là. Alors qu’on a tant parlé de « troisième guerre mondiale », cédant trop vite à la mode des éternels retours, il convient d’être attentif au rapport inédit que ce conflit entretient avec le reste du monde. Jamais dans l’histoire, y compris lors des deux « guerres mondiales », un événement martial aura autant affecté la planète tout entière : aucun État du monde n’a été tenu hors de portée de ce conflit, ne seraitce que par le jeu des interdépendances de type énergétique, alimentaire et, plus généralement, économico-financier. En cela, ce conflit est nouveau, car il s’inscrit pleinement dans la mondialisation, en épouse les contours inédits, et souvent mal maîtrisés, suscitant des formes originales encore inconnues naguère, y compris durant la guerre froide. Cette configuration nouvelle de la guerre tient essentiellement aux vertus fortement inclusives de la mondialisation. 

Deux conséquences en découlent qui nous éloignent d’autant du modèle westphalien traditionnel. D’une part, les dirigeants des puissances occidentales ont logiquement considéré que la meilleure des ripostes consistait à puiser dans les ressources de la mondialisation en opposant à l’agression russe des mesures d’exclusion. Sans pour autant renoncer à de massives et décisives livraisons d’armes, ils ont fait le choix d’une « cobelligérance nonbelligérante », misant sur l’effet substitutif d’une exclusion de la Russie de la mondialisation : on va alors bien au-delà de la simple « sanction », terme galvaudé depuis longtemps, pour se lancer dans un processus inédit, consistant à mettre une autre puissance « hors du monde » pour la contraindre à renoncer. La pression n’est pas seulement économique, mais sociale, culturelle, médiatique et sportive, entre autres. L’évolution du conflit permettra de mesurer l’efficacité de cette arme nouvelle qui, si elle se révèle persuasive, peut s’apparenter à une forme originale de dissuasion qui eût été inimaginable ou très marginale durant la guerre froide ou les deux conflits mondiaux. Le phénomène est d’autant plus remarquable qu’il devient vite systémique, affectant tout le monde, au-delà même des espaces de belligérance, et qu’il conduit à des effets de boomerang qui ont largement inspiré la stratégie de Poutine : ainsi celui-ci s’est-il emparé à son tour de l’arme nouvelle pour créer une crise énergétique en Europe, espérant qu’elle débordera vite sur les domaines les plus variés de la vie économique, sociale et même politique du Vieux Continent jusqu’à affaiblir celui-ci.

D’autre part, la guerre mondialisée prolonge et concrétise le jeu d’inclusion en créant des crises sans limites « géopolitiques », plaçant très vite le « tiers parti » dans le champ de la déstabilisation et en en faisant des otages de la confrontation. Le Président du Sénégal et, en l’occurrence, de l’Union africaine, Macky Sall, dut ainsi se précipiter en Russie pour expliquer à Vladimir Poutine tout ce que son propre continent avait à craindre d’une guerre qui mettait en péril la survie alimentaire de sa population, privée conjoncturellement des produits de base et des engrais. Par cette mécanique d’une interdépendance mondialisée, les pays du Sud ont ainsi vite acquis un statut actif dans ce conflit, du moins dans sa gestion diplomatique qui s’est en particulier traduite par des abstentions ou refus de vote massifs lors des deux sessions extraordinaires de l’Assemblée générale des Nations Unies qui se sont tenues en mars. Cette posture diplomatique a été interprétée à tort comme la réaffirmation du vieux non-alignement datant de Bandung (avril 1955) : c’est oublier qu’on est insensiblement passé, avec la « guerre mondialisée », d’une abstention passive, faite de retrait et de désengagement, à une abstention « active » construisant une diplomatie nouvelle et conduisant notamment les pays du Sud à redéployer leur politique de façon plus fluide et pragmatique, en fonction des situations réelles et de leurs intérêts à court terme. Il s’en dégage, parmi ces pays, un activisme diplomatique dominé par une plus forte autonomie de leur choix et une distanciation par rapport à leurs puissances tutélaires tranchant donc avec les options clientélistes ou de prudent retrait pratiquées naguère. On s’étonne à tort de voir alors, dans le contexte de la crise ukrainienne, l’Inde faire état de son « multi-alignement », le Premier Ministre pakistanais, Imran Khân, se rendre à Moscou, ou les Émirats Arabes Unis se livrer à un jeu d’équilibre rompant avec son occidentalocentrisme d’antan. Fustiger leur attitude ne sert à rien, sinon à renforcer les soupçons qu’ils nourrissent à l’égard de l’hégémonisme occidental. La guerre mondialisée étend ainsi le champ de la conflictualité jusqu’à la refonte active de la configuration économique, politique et diplomatique du monde en son entier. Le processus semble sans limites quand on prend en compte les changements de gouvernement, voire de régime, qui sont escomptés de part et d’autre, tout particulièrement la façon dont le Kremlin mise sur les progrès du national-populisme, tels qu’observés récemment en Suède ou en Italie, ou tels qu’espérés par certains en France.

3. Au-delà de la post-bipolarité

Face à une telle transformation du jeu, les vieilles puissances tendent à perdre leurs repères, et à s’installer dans un conservatisme des modes passés, aussi nostalgique que militant. La force présente de la Chine tient précisément au fait que les précédentes configurations l’avaient marginalisée, voire plus, et que ses dirigeants ont vite compris qu’ils avaient tout à gagner à se rallier aux codes de la nouvelle mondialisation et même à tenter d’en définir les nouvelles normes. Le réflexe est gagnant pour ce pays, d’autant qu’il tranche avec le manque d’audace novatrice de l’Occident qui, à force de s’accrocher à ce qui fit sa puissance d’antan, se trouve piégé par son vieux corset atlantiste et une OTAN qu’elle cherche à pérenniser à tout prix. Pire encore, les succès remportés par la Chine incitent les principales puissances occidentales à se figer dans un néo-souverainisme qui fait la fortune des mouvements populistes les plus réactionnaires, comme le montre l’aventure trumpiste aux États-Unis.

La politique étrangère chinoise reste de cette manière fidèle à une ligne qui s’est imposée dès la politique d’ouverture inaugurée, à la fin des années soixante-dix, par Deng Xiao Ping. Elle se calque au mieux possible sur la complexité de la mondialisation, afin d’en tirer le maximum d’avantages. On pourrait dire qu’elle n’épouse les contours et les règles de la vieille grammaire westphalienne que dans son espace régional, où elle est contrainte de s’affirmer comme une puissance directement issue de son passé impérial. Au niveau global, elle ne gagne – ou ne minimise ses pertes – qu’en suivant les rythmes de l’économie mondiale. On s’est précipité, dès les Jeux olympiques de Pékin, en février 2022, sur l’idée que la Russie et la Chine étaient « alliées », affaire de renouer avec la vieille grammaire « géopolitique », et de mettre ainsi en évidence l’image d’une guerre opposant, d’un côté, les dictatures et, de l’autre, les démocraties. La thèse était fausse, car trop simplifiée, et dangereuse tant elle créait trop vite la figure des ennemis coalisés. Si les dirigeants chinois ne se désolaient pas de voir un conflit affaiblir simultanément leurs deux principaux concurrents, ils ne souhaitaient nullement voir se détériorer trop violemment une économie mondiale dont ils dépendent de plus en plus. En Occident, on a du mal à penser qu’on peut être partenaire actif sans être allié, rôle rare et même absent dans l’histoire longue de la Chine.

Un gros travail reste à accomplir pour comprendre ces formes subtiles de partenariat actif qui ont pour principale caractéristique de permettre la réalisation de « coups diplomatiques » ponctuels, sans jamais préjuger de l’avenir ni valoir engagement durable : « l’union libre » est désormais plus en vogue dans les relations internationales contemporaines que le mariage pérenne, consacré par l’adhésion prétendue à des « valeurs partagées » qui seraient possédées en propre par les alliés et supérieures à celles « des autres »… Pour les États du « nouveau monde », généralement issus de la décolonisation ou de ce qui lui ressemble, ces nouveaux partenariats actifs apparaissent comme une formule inédite et même « post-moderne » ; ils s’imposent comme un gage d’émancipation des pratiques néocoloniales et tutélaires. Poussée à son extrême, ils semblent même marquer le départ d’une diplomatie proactive avec laquelle les vieilles puissances devront compter, à l’instar de ce que préconise le ministre indien des affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, lorsqu’il parle, non plus de non-alignement, mais de « multi-alignement ». Vladimir Poutine, quant à lui, a trouvé, dans ce modèle de diplomatie fluide, une ressource que les puissances occidentales peuvent lui jalouser : il en use et en abuse pour courtiser – ou manœuvrer – Recep Tayyip Erdogan, en faire un intermédiaire utile, tandis qu’il parvient ponctuellement à s’entendre avec le roi et le prince héritier d’Arabie saoudite, les dirigeants émiratis, ceux de l’Inde, du Pakistan, voire à garder le contact avec le Mexique, le Brésil, l’Argentine, Israël et bien d’autres qui, en toute logique d’autrefois, auraient condamné sans appel la violation de la souveraineté d’un État membre des Nations unies…

Face à quoi, les puissances occidentales sont restées engoncées dans une alliance atlantique en laquelle elles font plus que jamais confiance. Or, l’ordre international qui est en train de se reconstruire rend cette stratégie de plus en plus problématique. L’OTAN n’a nullement empêché le dictateur russe d’attaquer l’Ukraine : il reste à déterminer si la muraille serait sans faille en cas d’agression contre un membre de l’alliance, à un moment où Washington explicite de plus en plus son désir d’exercer un « leadership from behind »… Mais surtout, on découvre, jour après jour, les effets pervers de ce bloc à l’ancienne, cadrant de plus en plus mal avec la fluidité décrite. D’une part, il est de plus en plus reçu, au Sud notamment, comme un bloc à prétention hégémonique, exclusif et fermé sur lui-même, donnant prise à l’accusation de Poutine qui y voit un instrument de préservation d’une unipolarité construite en faveur du monde occidental. D’autre part, il prolonge un leadership états-unien contredisant la volonté de bien des dirigeants européens de créer une Europe sinon « souveraine », du moins dotée d’une défense crédible, et correspondant à cette dynamique de solidarité régionale qu’on tend à trouver un peu partout, notamment en Asie, comme écho à la mondialisation. L’option privilégiant la « communauté de valeurs » plutôt que la force du voisinage montre ses faiblesses dans le contexte présent. Outre que le sociologue est toujours dubitatif lorsque se trouve postulé un consensus de valeurs dans une société plurale et quelque peu individualiste, la disparition de blocs idéologiques, tels que ceux qui existaient du temps de la guerre froide, conduit à s’interroger sur ce qui unit philosophiquement Viktor Orban, les dirigeants du PIS polonais, Erdogan, Biden, Scholz et Georgia Melloni… Ces valeurs avaient, du temps de la guerre froide, au moins une cohérence stratégique : elles l’ont difficilement aujourd’hui ; elles sont même peu convaincantes après l’intermède irakien et les accommodements passés avec l’Arabie saoudite, suite à l’affaire Khashoggi, avec Israël compte tenu de sa politique d’intransigeance et de répression vis-à-vis des Palestiniens, ou avec le Maroc dans la gestion de la crise sahraouie… Tel est bien le sens nouveau d’un ordre post-campiste, dont la grammaire s’est renouvelée plus vite que ne l’ont fait la plupart des politiques étrangères !

Betrand Badie
Septembre 2022


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